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Des lentilles et des matrices

Dans mon précédent billet j’ai introduit une approche matricielle de l’optique géométrique. Cependant la méthode que j’ai donnée ne permet pas encore d’aller bien loin. Dans ce billet je vous propose de l’étendre un petit peu pour nous permettre de traiter des lentilles !

Interface courbée

La première étape est donc de modéliser une interface sphérique. Pour coller à notre modèle linéaire, on veut extraire l’influence de la hauteur et de l’angle du rayon d’entrée. On va donc raisonner sur le schéma suivant.

Interface sphérique de centre $C$
Interface sphérique de centre $C$

Pour arriver à nos fins on va supposer que le rayon RR de l’interface est très grand devant les distances considérées sur l’axe z^\mathbf{\hat{z}} et devant hh. Ceci permet de supposer que la hauteur du rayon ne va pas changer au passage de l’interface. Autrement dit, on connaît la première ligne de la matrice de l’interface MRM_R.

MR=(10??)M_R = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ ? & ? \end{pmatrix}

On se place également dans l’approximation des petits angles.

Ces hypothèses nous permettent de supposer qu’au point d’impact du rayon horizontal bleu sur l’interface, cette dernière est quasiment plane. On y applique la loi de Snell-Descartes dans l’approximation des petits angles.

nu=nunu=n'u

Un peu de géométrie nous permet également d’avoir la relation suivante entre θ\theta', uu' et uu.

u=θ+uu = -\theta' + u'

En combinant les deux on obtient une relation entre uu et θ\theta'.

θ=u(nn1)\textcolor{blue}{\theta'} = u\left(\frac{n}{n'}-1\right)

Puisque d’autre part on a usinu=hRu \approx \sin u = \frac{h}{R}, on a finalement:

θ1R(nn1)\textcolor{blue}{\theta'}\approx\frac{1}{R}\left(\frac{n}{n'}-1\right)

On traite également le rayon rouge. Ici une simple application de la loi de Snell-Descartes dans le cadre de nos hypothèses nous donne:

θnnθ\textcolor{red}{\theta'} \approx \frac{n}{n'}\textcolor{red}{\theta}

Dans le cadre de nos hypothèses (on parle d’approximation paraxiale), on a donc la matrice MRM_R suivante, où la couleur rappelle l’origine de chaque expression :

MR=(101R(nn1)nn)M_R = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ \textcolor{blue}{\frac{1}{R}\left(\frac{n}{n'}-1\right)} & \textcolor{red}{\frac{n}{n'}} \end{pmatrix}

Qu'est-ce qu'une lentille ?

Si vous êtes arrivés jusqu’ici, il est probable que vous ayez une bonne idée de ce que peut être une lentille. Cependant se poser la question va nous permettre d’en décrire une avec le formalisme que nous avons développé jusqu’ici. On va donc modéliser une lentille comme un matériau d’indice nn' et de longueur LL avec deux interfaces sphériques de rayons R1R_1 et R2R_2.

Schéma de notre modèle de lentille. Pour rappel, les interfaces sont supposées *quasi* planes, ce qui donne du sens à la distance $L$. Les rayons sont négatifs lorsque l'arc de cercle est à droite du centre.
Schéma de notre modèle de lentille. Pour rappel, les interfaces sont supposées *quasi* planes, ce qui donne du sens à la distance $L$. Les rayons sont négatifs lorsque l'arc de cercle est à droite du centre.

On peut maintenant essayer de déduire la matrice MM d’une lentille, paramétrée par R1R_1 et R2R_2 les rayons de ses interfaces, nn' l’indice de réfraction du matériau, nn l’indice de réfraction du milieu dans lequel est utilisée la lentille et LL l’épaisseur de la lentille.

M=(101R2(nn1)nn)(1L01)(101R1(nn1)nn)M = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ \frac{1}{R_2}\left(\frac{n'}{n}-1\right) & \frac{n'}{n} \end{pmatrix} \begin{pmatrix} 1 & L \\ 0 & 1 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ \frac{1}{R_1}\left(\frac{n}{n'}-1\right) & \frac{n}{n'} \end{pmatrix}

On pourrait s’acharner à calculer cette matrice, mais il est plus utile de réaliser quelques approximations. Tout d’abord on va supposer que l’on peut parler de lentille fine. Autrement dit L=0L=0. Ceci donne léquation suivante.

M=(10(1R11R2)(1nn)1)M = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ \left(\frac{1}{R_1} - \frac{1}{R_2}\right)\left(1 - \frac{n'}{n}\right) & 1 \end{pmatrix}

Il est ici utile de rappeler que le schéma utilisé pour raisonner représente les interfaces telles que R1>0R_1>0 et R2<0R_2<0. Ceci n’est absolument pas une hypothèse de notre calcul. Il existe des lentilles avec toutes sortes d’arrangements pour R1R_1 et R2R_2. Je porte par exemple des verres de lunettes dont les deux interfaces sont "dans le même sens".

On peut continuer à simplifier un peu notre expression pour MM. Tout d’abord, vous le savez peut-être, on donne généralement ff la longueur focale d’une lentille. Ensuite on va utiliser notre lentille dans l’air, ce qui signifie que l’on peut supposer n1n \approx 1. ff vérifie ainsi :

1f=(1R11R2)(n1)\frac{1}{f} = \left(\frac{1}{R_1} - \frac{1}{R_2}\right)\left(n'-1\right)

On appelle ceci la Lens maker’s formula1.

Ceci nous permet donc de simplifier encore l’écriture de MM pour arriver à la forme que nous utiliserons par la suite pour les lentilles minces.

M=(101f1)\boxed{M = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ -\frac{1}{f} & 1 \end{pmatrix}}

C’est une formulation simple de l’effet du passage d’un rayon lumineux dans une lentille mince: le rayon est "tordu" proportionnelement à sa hauteur.


  1. J’ai été formé à l’optique dans un pays anglo-saxon, je ne suis donc pas certain de comment les francophones se réfèrent à cette équation.

Application, niveau 1

J’avais promis des applications, en voici une pour résoudre un problème commun d’optique géométrique : un système 2f2f. Pour celleux qui n’ont jamais rencontré se montage (ou qui auraient oublié), c’est un montage avec deux lentilles séparées par la somme de leur distances focales. On raisonne sur le schéma suivant.

Ce genre de système permet de réaliser une lunette grossière : un objet à l’infini est grossi. Comment calculer ce grossissement ?

La première étape est de modéliser ce système.

M=(101f21)(1f1+f201)(101f11)M = \begin{pmatrix}1 & 0\\ -\frac{1}{f_2} & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & f_1+f_2\\ 0 & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & 0\\ -\frac{1}{f_1} & 1\end{pmatrix}

Je n’ai pas besoin de modéliser la propagation en dehors du système puisqu’on utilise un objet à l’infini, donc des rayons parallèles à l’axe optique.

Ceci nous donne :

M=(f2f1f1+f20f1f2)M = \begin{pmatrix} - \frac{f_2}{f_1} & f_1+f_2\\ 0 & - \frac{f_1}{f_2}\end{pmatrix}

On a immédiatement le grossisement : un vecteur V=(h0)V=\begin{pmatrix}h\\0\end{pmatrix} est transformé par le système en V=MV=(f2f1h0 )V'=MV=\begin{pmatrix}- \frac{f_2}{f_1}h\\ 0 \end{pmatrix}. On a donc agrandi l’objet d’un facteur f2f1-\frac{f_2}{f_1}. On peut remarquer que l’angle de sortie est mis à l’échelle par un facteur inverse de celui de hauteur. Autrement dit si on note V=(hθ)V=\begin{pmatrix}h\\ \theta\end{pmatrix} et V=MV=(hθ)V'=MV=\begin{pmatrix}h'\\ \theta'\end{pmatrix}, on a hθ=hθh\theta=h'\theta'. C’est un cas particulier de l’invariant de Lagrange, on peut y penser comme une condition de conservation de l’énergie.

Application, niveau 2 : Peut-on retrouver les formules de conjugaison ?

Je pense que la plupart des gens qui souhaiteraient calculer rapidement la position d’une lentille mince pour imager un objet utiliseraient les fameuses formules de conjugaison. Mais peut-on retrouver ces formules avec l’approche matricielle ?1

On considère le système suivant :

Notre objectif est donc de trouver dd et dd' afin de former une image sur l’écran. Il faut donc d’abord savoir ce que siginifie "former une image sur l’écran". En l’absence d’abbérations dans le système optique, on dit qu’une image est formée sur l’écran lorsque tous les rayons issus d’un point de l’objet se croisent au même endroit sur l’écran. Plus formellement, considérons le système est décrit par la matrice MM telle que:

M=(ABCD)M = \begin{pmatrix}A & B\\C & D\end{pmatrix}

Si le rayon V=(hθ)V=\begin{pmatrix}h\\ \theta\end{pmatrix} se présente en entrée du système, puisque le plan d’entrée est imagé sur le plan de sortie, alors le vecteur de sortie V=MV=(hθ)V'=MV=\begin{pmatrix}h'\\ \theta'\end{pmatrix} est tel que hh' ne dépend pas de θ\theta. Pour cela il est nécessaire que B=0B=0.

Cela nous permet donc d’avoir une condition sur la matrice MM pour former une image sur l’écran. Calculons MM.

M=(1d01)(101f1)(1d01)=(1d01)(1d1f1df)M=(1dfd+d(1df)1f1df)M = \begin{pmatrix}1 & d'\\0 & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & 0\\-\frac{1}{f} & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & d\\0 & 1\end{pmatrix} = \begin{pmatrix}1 & d'\\0 & 1\end{pmatrix}\begin{pmatrix}1 & d\\-\frac{1}{f} & 1-\frac{d}{f}\end{pmatrix} \\ M = \begin{pmatrix}1-\frac{d'}{f} & d+d'\left(1-\frac{d}{f}\right)\\-\frac{1}{f} & 1-\frac{d}{f}\end{pmatrix}

La condition B=0B=0 peut donc être ré-écrite d+d(1df)=0d + d'\left( 1 - \frac{d}{f} \right) = 0, ce qui s’écrit encore 1d+1d=1f\frac{1}{d'} + \frac{1}{d} = \frac{1}{f}. Je vous laisse vous convaincre qu’avec la bonne convention de signe, on vient de retrouver la relation de conjugaison de Descartes.

Si maintenant on considère le même système, mais avec des distances labellisées légèrement différemment (figure suivante), on peut retrouver la relation de conjugaison de Newton.

Calculons la matrice décrivant le système.

M=(1d+f01)(101f1)(1d+f01)=(1d+f01)(1d+f1fdf)M=(dfd+fdf(d+f)1fdf)M = \begin{pmatrix}1 & d'+f\\0 & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & 0\\-\frac{1}{f} & 1\end{pmatrix} \begin{pmatrix}1 & d+f\\0 & 1\end{pmatrix} = \begin{pmatrix}1 & d'+f\\0 & 1\end{pmatrix}\begin{pmatrix}1 & d+f\\-\frac{1}{f} & -\frac{d}{f}\end{pmatrix} \\ M = \begin{pmatrix}-\frac{d'}{f} & d+f-\frac{d}{f}(d'+f)\\-\frac{1}{f} & -\frac{d}{f}\end{pmatrix}

En appliquant la condition B=0B=0 pour former une image,

0=d+fdf(d+f)dd=f20 = d+f-\frac{d}{f}(d'+f) \\ dd' = f^2

À une convention de signe pour les distances près, on a bien retrouvé la formule de conjugaison de Newton.


  1. Afin de ne pas risquer de surprendre quiconque, la réponse est oui. Vous avez perdu au jeu.


C’est la fin de ce billet. Il est un peu plus court que ce que j’aurais aimé mais je suis un peu pris par le temps en ce moment et il traînait depuis une semaine sans que j’ai pu y toucher. Si vous voulez des compléments n’hésitez pas à demander en commentaire. :)

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